Dimanche 20 septembre :C’est Pierre qui me réveille au petit matin : privilège des gens qui ne travaillent pas, je n’ai même pas un réveil en état de marche…! (

) Et mon portable a rendu l’âme.
Petit déj rapide.
On attend Jérôme qui m’a annoncé son arrivée pour 8h30 et pour sa venue, on fait une haie avec les voitures devant la maison. Enfin… soyons raisonnables: une haie de deux voitures, ça reste modeste…!

Lui aussi pourrait être Suisse par sa ponctualité: alors que sonne la demie au clocher d’Othe apparaît une voiture. C’est Jérôme, muni d’une jolie mallette ancienne, en cuir, dont on ne connaîtra la nature qu’à notre retour, le soir…

De nouveau des présentations: j’avais aperçu Jérôme à Arras sans avoir le temps d’aller le saluer et lui aussi, je ne le connaissais que par les fora.
On soulève nos capots pour l’inspection des véhicules…
Pierre et moi sommes dans nos petits souliers.

Pierre préfère confesser immédiatement ses fautes. Il reçoit l’absolution.
Jérôme me fait remarquer que le rouleau de Sopalin en guise de pare-soleil passager est un anachronisme même s’il sert aussi d’airbag et d’anti-buée. Mais pour le reste, c’est très bien… Ouf!
Le temps de faire connaissance et de sympathiser, c’est peu avant 9h que nous décollons.
Jérôme se partagera en alternance entre les deux Traction.
Petites routes étroites comme celles des années 50, forêts encore bien vertes mais déjà d’un vert vieillissant, plateaux couverts de chaumes.
Villages de la Meuse profonde: Marville, Saint Laurent sur Othain, Mangiennes où j’aperçois un ami portant une cagette de poireaux ! Une petite pause pour dire bonjour, et on repart.
Azannes-et-Soumazannes, un village près duquel a lieu chaque année une fête des vieux métiers que je vous conseille. Drôle de nom pour un village ? C’est qu’en réalité, il s’agit de deux villages, réunis en un seul après 1918: Soumazannes n’avait pas survécu à la grande boucherie.
On passe encore Grémilly pour atteindre Ornes, l’un des villages détruits (en 1916) et jamais reconstruits: centaines d’obus et autres explosifs restés enfouis, sources polluées (plomb, gaz de combat, cadavres), terre devenue inculte.
Bon, c’est triste ces villages "Morts pour la France" et on ne va pas s’attarder…
Pourtant, je m’arrête toujours en passant à Ornes: le charme étonnant des choses mortes (mais rien de morbide, rassurez-vous!) et puis le cadre est beau, avec ses forêts profondes pleines de sangliers et de cerfs.

Après Ornes, on emprunte une route interdite (mais faut pas le dire!), de village détruit en village détruit (Louvemont-Côte-du-Poivre, Douaumont) et traversant un champ de tir. C’est le coin que l’on a longtemps appelé la "Zone rouge", interdite d’accès jusque dans les années 60 si je me souviens bien, et toujours dangereuse.
Dans les bois, toujours, des stocks de munitions datant du terrible février 1916, bien cachés par les feuillages, et que je raconte à Pierre et Jérôme ; au-delà des talus, les trous d’obus, vieux de plus de 90 ans eux aussi et pourtant tellement là…; sur la route, des nids de poule presque aussi profonds (enfin… n’exagérons pas : disons simplement des nids d’autruches!) entre lesquels nous zigzagons avec habileté et des hoquets de suspensions maltraitées…
Ça te change des autoroutes suisses, ça, hein, Pierre?

C’est comme ça pendant une dizaine de kilomètres, jusqu’à atteindre l’Ossuaire de Douaumont.
Ouais, je sais, tout cela n’est pas gai: on ne parle que de villages détruits, d’ossuaires, de macchabées. Mais je vous avais prévenus qu’ici, on s’était foutu sur la gueule pendant 2000 ans alors forcément, ça laisse des traces!
Le principal "progrès" qu’on ait réalisé depuis, nous autres Occidentaux, c’est qu’on a réussi à exporter la guerre: on a tout fait pour que ça ne se passe plus chez nous, mais dans des Ailleurs qui nous crèvent moins les yeux… Sympa pour ceux qui y habitent! Passons, passons… on est là pour causer Traction.

Du coup, on préfère s’enterrer en visitant le fort de Douaumont.
A la fin des années 50, début des années 60, les forts des champs de bataille de Verdun faisaient l’objet d’une "garde alternée": tantôt, ils étaient gardés par des Poilus français, tantôt par d’anciens soldats allemands. Je me rappelle être venu pour visiter Douaumont avec mon grand-père, qui avait été blessé à la redoute de Thiaumont, à deux pas de l’ossuaire. Ce jour-là, c’étaient les Allemands qui gardaient le fort… ! Mon grand-père avait fait un scandale et refusé d’entrer "
tant que les Boches seraient là" !!

Une chambrée. Des lits à étage, deux places (étroites mais les gens d’alors étaient plus menus que nous) par étage. Mais ce n’est pas l’heure de la sieste et les vieux plumards en fer ne sont guère engageants…
L’humidité suinte de partout, stalactites et stalagmites en formation. Je ne sais pas si l’endroit était aussi humide en 1916 mais de toute façon, les pauvres gars qui se trouvaient là-dedans n’avaient pas le temps d’attraper des rhumatismes…

Longs couloirs, voûtes et parois de pierres, pauvrement éclairés.
A 90 ans d’intervalle, pas trop difficile d’imaginer l’atmosphère…
Il suffit de mettre en surimpression le roulement incessant et lourd des bombardements et les vibrations graves qui l’accompagne, d’y rajouter des zones enfumées, vapeur d’eau de conduites éclatées ou fumées âcres des gaz de combats, des lumières clignotant au rythme des explosions, de vagues silhouettes encombrées de bardas divers courant en tous sens dans un apparent désordre, les cris des blessés… Brrr…
On se prend à frissonner.

Heureusement, et bien que ce soit un engin de mort, le mécanisme de la tourelle de 155 à éclipse nous apporte un bol d’air frais. Le miracle de la mécanique!!
37 tonnes de fonte qu’il fallait monter de 60 centimètres pour que le canon puisse tirer, puis redescendre pour l’abriter de la riposte. Selon le dépliant, trois sapeurs manœuvraient l’ensemble à l’aide de manivelles, de poulies, d’engrenages et de 37 tonnes de contrepoids : il fallait deux minutes pour lever la bête.
Un beau mécanisme.
On ressort du fort avec tout de même un peu de soulagement.
Soulagement de courte durée en ce qui me concerne… car Léontine décide de me refaire le coup du bitonio…!
La lamelle du contacteur ne doit pas bien revenir si bien que le démarreur s’enclenche tout seul en roulant… Redémarrage délicat du fort de Douaumont. On passe Vacherauville et Jérôme, assis à mes côtés, me dit: "Ça sent le truc électrique qui chauffe…" On s’arrête en catastrophe.
Va falloir passer presque une heure à tripoter le bitonio de cette pétasse de Léontine…! A croire qu’elle aime ça!

J’entends déjà les mauvaises langues dire que bien sûr, ce n’est pas moi qui ai la tronche sous le capot…
Jérôme et Pierre finissent par inventer un système me permettant de redémarrer.

L’usage en est simple. Pour démarrer, il faut: 1/ défaire le nœud de la ficelle (A) qui maintient le bitonio (B) pour éviter qu’il vadrouille sous le capot; 2/ ôter le Chatterton qui recouvre les plots électriques (C); 3/ mettre en contact ces plots avec la lamelle du lanceur (D); 4/ remettre le Chatterton; 5/ rattacher la ficelle… Simple, efficace, pas cher. A breveter comme mon Sopalin!
On était déjà passablement en retard sur le programme et tout ça n’arrange rien!! Mais après tout, si les programmes étaient faits pour être respectés, ça se saurait!
Nous filons directement sur Stenay, musée de la bière: il est 13 heures passées et on craint de ne plus rien trouver à bouffer! On s’enfile une paire de bières au musée, avec un saucisson local, le seul truc qui reste à manger au bar de l’établissement. Si vous en avez l’occasion, je vous conseille d’essayer la Stenay ambrée et –plus encore peut-être- la Charmoy.
Bien entendu, on refait le monde en cassant la croûte et sous un soleil surprenant pour la saison… on s’attarde et le programme en reprend un coup dans l'aile... mais c’est bien bon.
(A suivre...)