Un texte sublime sur la 15, remontant aux années 60:
J’avais cinquante ans, le nez bref et couperosé. La nuque large. Les yeux clairs, enfoncés et petits. J’étais grand, lourd, pas vraiment gros, mais mastoc. Extrêmement fort. Boutonné dans un trench coat des surplus américains ou dans une gabardine. Les mains épaisses et calmes sur le volant comme le commissaire Maigret s’il avait su conduire, comme Gabin. Juste à l’opposé des enjoliveurs, des carrosseries claires et des petits costards.
La route sèche et dégagée de la vallée de Chevreuse me faisait plaisir, mais pas pour le sport. Mon allure régulière de locomotive Compound, la trajectoire inéluctable des X et les six pistons métronomiques étaient à l’unisson de mes affaires. J’étais un homme de poids. Un mâle. A prendre au sérieux, comme ma 15.
Peu de voitures vous obligent aussi fort à interpréter leur personnage, à vous plier à elles. La grosse Traction est authentique, elle existe, elle s’impose. Parce qu’elle est encore présente, sans doute, tout en appartenant au passé. Pour être dans la peau de l’homme à la 15, pas besoin d’apprentissage : Il suffit de rouler, d’obéir au gros trois litres, de tenir à bout de bras le grand volant de la lourde machine. En auto, la conduite fait l’homme. Là, il n’y a pas plusieurs façons de s’y prendre.
Bien appuyé au dossier, étalé sur la peluche comme dans un Pullman de première classe, vous bougez à peine le grand volant, presque à regrets, avec les épaules plus qu’avec les bras. C’est de la conduite statique. Guère de manœuvre de boite non plus : Vous êtes en troisième une fois pour toutes. S’il faut attraper la deuxième, on le fait posément, tous les conducteurs de Tractions connaissent ce haussement de l’épaule droite et du bras raidi jusqu’au levier du tableau de bord. On a d’abord débrayé à fond, plein pied sur une large pédale conçue pour des semelles sans mièvrerie. Comme en Rolls-Royce ou en DS, la vitesse, physiquement, ne s’éprouve guère. A 140 Km/h vous êtes toujours calme et froid sur vos rails.
Un jeunot, dans une Taunus quelconque, a vu ma calandre rouillée et mes gros phares derrière lui. Il a accéléré fiévreusement à l’entrée d’un courbe, il s’est fait peur, a commencé à louvoyer. Je l’ai passé à plus de 130, en ronronnant, le volant figé, les pneus chuintant à peine sur l’asphalte, sans esbrouffe. Comme un homme.
La Citroën Traction-Avant 15 SIX est restée une routière valable, toute complaisance attendrie mise à part. Bien sûr, 80 cv pour un 3 litres aussi gourmand, c’est modeste ; mais les chevaux sont bien employés et la voiture répond très vite à l’accélérateur, avec une souplesse stupéfiante par rapport à celle de nos petits moteurs dans le vent. L’équilibrage des masses, le centre de gravité placé très bas et à l’avant, les roues aux quatre coins de la carrosserie, rien de tout cela n’a vieilli.
La 15 est sûre, elle est confortable, elle a de l’allure, elle est un produit industriel de haute qualité, elle est aussi un signe extérieur de pauvreté et d’échec social. En 15, même à 140 Km/h, vous êtes un gitan, un trimardeur, un hors-la-loi, un exclu du standing, ou pis un dangereux provocateur. Votre voiture est une faute, un péché, un aveu d’humilité ou un acte d’orgueil. On vous le fera bien voir. Il y a plus de dix ans que le costaud à la large nuque a cessé de visiter ses clients en Traction-avant virile.
Si j’ai pu rouler quelques jours en Traction, c’est grâce à un homme qui ne veut pas avoir l’automobile d’aujourd’hui et de tout le monde, sans donner dans la grosse sophistication lourde. Il avait repéré son objectif près d’un garage, le long d’un trottoir de Boulogne Billancourt. Son radiateur incliné, visible derrière le double chevron de la calandre, révélait la 15. Le garagiste cherchait le client. Une demie-heure plus tard, mon ami partait au volant de sa 15 qui tournait comme une horloge. Bonne boite, bons freins, bons pneus, pas un bruit suspect, tout était sain à quelques bricoles près. Le prix de vente ? 250 Frs, vignette comprise et sans l’ombre d’un marchandage. On aurait tort de s’en priver.
Depuis trois mois, le nouvel homme à la 15 roule quotidiennement dans sa voiture. Bien sûr, elle brule plus de 18 litres aux 100 Kms, mais vu la modestie du financement initial, il y a encore de la marge avant le déficit. Le handicap social, lui, est plus délicat à comptabiliser. Mon ami est au-dessus de ces contingences qu’il aurait plutôt tendance à savourer, mais il a une fille de douze ans. Elle n’est pas pimbêche du tout. Pourtant, le matin, en arrivant au lycée Molière, elle préfère que son père ne la dépose pas juste devant la porte. En Angleterre, la 15 et la 11 sont déjà considérées par les collectionneurs comme d’inestimables « post vintage thorough-bred » de pur-sang d’après l’âge d’or. En France, non, sauf pour quelques amateurs, la 15 n’est (au mieux) qu’un souvenir, trop encombrant pour être monté en porte-clefs. Qu’elle périsse. En sa présence, j’ai fait semblant de la livrer à ses équarisseurs.
Les casseurs de voitures s’embusquent parmi les carcasses, en marge des routes nationales, dans des terrains vagues loin de tout, sauvages et honteux comme des bourreaux romantiques. Dans « Han d’Islande », Hugo a fait un très beau portrait d’une famille de casseurs. Ceux-là, près d’Arpajon, étaient terribles : noirs, velus, hagards et borgnes. Ils abattaient leurs merlins sur des tôles lustrées jadis à la peau de chamois et leurs chiens hurlaient. J’ai laissé mon moteur tourner au ralenti et j’ai marché vers eux qui me regardaient par en dessous, les poings aux hanches.
« - J’ai cette 15, il faut que je m’en débarrasse. Vous la prendriez ? - Ça dépend de ce que vous en voulez … - Combien en offrez-vous ? - Bôff … 2000 ou 3000 au plus »
Pour 30 F, ils auraient dépecé la 15 encore vivante, palpitante, chaude de ses 140 Kms/h et de ses virages, heureuse de tous ses organes si bien agencés.
Aux garagistes de campagnes, dans les villages, j’ai raconté les casseurs prêts à frapper comme des sourds sur ces 30 F de ferraille en forme de bonne routière. Eux, les mécaniciens, n’ont pas été méprisants. Mais que faire ? Ils ne pouvaient donner que des regrets. « Il y a deux ou trois ans, elles se vendaient encore bien, les Tractions. Surtout qu’elle est bonne la vôtre, il n’y a qu’à l’entendre … Maintenant, il faut trouver le client. Des petits jeunes qui s’entassent pour aller à Paris. Ils jouent à Pierrot le Fou, à cause de tous ces films. Ils se font leur cinéma, quoi. Mais les gens n’en veulent plus. Les pièces se font rares. Laissez-la toujours, on va demander, vous en aurez bien 150 ou 200 F. »
Quand je suis parti en trombe, sans un grincement de boite, le garagiste et l’apprenti regardaient, les bras ballants, l’œil triste.
A Paris, l’euphorie de la grande route s’est un peu démentie. La 15 était lourde à garer et deux fois, à des carrefours, j’ai viré trop large, j’ai dû manœuvrer en marche arrière, j’ai calé. Les autres ne hurlaient même pas, ils me regardaient d’un œil lourd et vide. Je n’avais rien de commun avec eux. L’épargnant qui mange des Spaghetti pour payer les traites de sa Simca 1000 pimpante était enfin payé de son effort, il se justifiait sur mon dos. J’ai dû me forcer à réagir. J’ai même réagi facilement, positivement, après avoir remarqué que les belles petites autos m’évitaient. Elles me laissaient le champ libre. De la sympathie, du respect, de l’amour ? NON. Elles avaient PEUR. Peur de s’égratigner le standing au rude contact de mes ailes débordantes, rouillées et fortes en gueule.
Jean Francis HELD
« Je roule pour vous » (Seuil) 1967
_________________ Olivier
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